ketty steward

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Kaléidoscope

Eugène

Il s’appelait Eugène. Bel esprit rigoureux, résolument moderne, méthodique, efficace.
Fils d’un siècle avancé, et de l’air et du temps.
Libre et toujours pressé. Singulier, tout-puissant.
Eugène pensait peu, il gérait son labeur.
Il ne méditait pas, il vivait au présent.

Une nuit, cependant, somnifères avalés, au lieu du noir profond, il se mit à rêver.
Il se vit une feuille d’un arbre gigantesque, balayé par le vent, feuille parmi cent autres.
L’arbre avait des racines, enfoncées dans la boue, et au dessus d’Eugène, la cime jusqu’au ciel.
En bas, des feuilles jaunes, imparfaites et difformes, disaient : « tu viens de nous, nous sommes toi, tu es nous ».
Là-haut, des bourgeons tendres, l’appelaient « papa ».
L’arbre dormait, immense, immobile, éternel. Eugène n’était rien. Qu’une feuille ordinaire.

Au réveil, irrité, il y songeait encore : « L’arbre est un ennemi, une insulte, un défi.
Je suis la fin de tout, je suis l’homme accompli. Ni parents, ni patrie, qui m’aient donné la vie. »
Mais, tout autour de lui, arbrisseaux et forêts, lui riaient à la face, naturelles, insolentes.
Eugène transformé, mortifié, amoindri, délaissa son ouvrage et petit à petit, à de plus grands desseins consacra ses talents.
« Je les détruirai tous, jura-t-il en pestant, et jusqu’au plus petit, alors, je serai grand. »

Tronçonneuse à la main, il partit à la guerre, s’attaquant au symbole de sa banalité.
Châtaigniers ou poiriers, pas un ne survécut. Bonzaïs et séquoias, orangers, cocotiers.
Adieu, arbre de vie, et arbre des possibles ; faisant feu de tout bois, il renversa aussi, les arbres de noëls, voyageurs et pleureurs, et de l’arbre à l’écorce, il n’en demeura rien.
Rien qu’un arbre glacé, raisonnable, invisible, dont l’ombre était en lui, dévorante, obstinée.
Sous son arbre binaire, épuisé, il mourut.

©Ketty Steward